20 août 2015

Plaidoyer pour l'inutilité

Mais ça sert à quoi? Qui ne s'est jamais posé cette question en lisant une actualité scientifique? Qui ne s'est jamais demandé à quoi pourra bien servir la découverte du Boson de Higgs ou encore l'étude des comportements nuptiaux chez la mouette tridactyle? Si beaucoup répondent à cette question en y allant de l'utilité probable et future de la recherche fondamentale, il me semble que peu de scientifiques osent répondre tout simplement que ça ne sert à rien!



Pour-quoi? A quoi ça sert?

Lorsque on regarde dans le dictionnaire la définition du verbe "servir" on tombe sur "qui est utile". Soit, allons voir la définition de l'utilité: "Fait de servir à quelque chose". Les deux définitions se renvoient la balle et on est pas plus avancé. Essayons quand même. Que se cache-t-il derrière le mot "utilité" dans notre monde moderne? Nous l'avons vu dans un article précédent, l'utilité d'une découverte renvoie directement à ses applications matérielles. La Science trouve sa place dans notre société libérale grâce à son pouvoir de production.


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Cependant, la Science est lentecoûteuse et imprévisible. Par exemple, la mise sur le marché d'un nouveau médicament peut demander entre 10 et 15 ans, tout en ayant aucune garantie pour son futur vendeur. Cette très grande inertie du champ scientifique le rend beaucoup moins intéressant pour notre monde 2.0 ou les I-Phones de nos enfants changent de taille plus vite que leurs chaussures. Puisque les résultats de la Science ne peuvent se constater qu'à une échelle de temps intergénérationnelle, ils ne peuvent servir à nos responsables politiques dont le but est de se faire élire pour des mandats forcément inférieurs. Bref, vous l'avez compris, la Science se distingue comme étant l'une des cibles privilégiées de coupes budgétaires. A ce titre, mentionnons que le ministère de la recherche et de l'enseignement supérieur n'existe plus depuis un peu plus d'un an. On parle maintenant d'un secrétariat d'état de la recherche, rattaché au ministère de l'éducation.

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Ces coupes budgétaires sont accompagnées par une politique massive de privatisation de la recherche, notamment au travers du Crédit Impôt Recherche (CIR). La stratégie peut se résumer de la manière suivante: L'État n'ayant plus de sous, il délègue la recherche scientifique aux entreprises, qui se chargent donc de fixer les objectifs. Au sein d'une entreprise, la Science devient un produit, et le scientifique devient son moyen de production

Cependant, le rythme effréné de la vie économique d'une entreprise ne peut se concilier avec la lenteur de la recherche fondamentale. Il y a là un paradoxe, comment concilier les désirs de productivité d'une entreprise avec l'inutilité de la recherche fondamentale?

Le mot est lâché, inutilité.

Car oui, la recherche fondamentale est inutile par nature. Elle n'a pas le but d'augmenter la productivité matérielle, ni de rendre nos vies plus confortables. Pourtant, certains rétorqueront que la recherche fondamentale est nécessaire à la recherche appliquée.

En effet, la recherche appliquée permet de trouver des applications pour le présent (ou le futur très proche), tandis que la recherche fondamentale permettra peut être d'en trouver dans le futur. Qui n'a jamais entendu un scientifique défendre le caractère fondamental de ses travaux par les "hypothétiques débouchés" futurs? D'autre argumenteront que la recherche appliquée n'aurait plus que 20 ans devant elle si la recherche fondamentale disparaissait. Bref, les scientifiques passent leur temps à inscrire leurs travaux (fondamentaux ou appliqués) dans la dynamique productiviste du néo-libéralisme. Même dans sa tribune, Alain Cozzone (biochimiste) défend la recherche fondamentale à faisant la part belle à ses hypothétiques avancées.

Mais au fond, pourquoi rechercher une valeur matérielle à la recherche fondamentale? 

© Improbable Research
La connaissance n'est-elle pas une valeur en soit? Le désir de rendre le monde plus intelligible n'est-il pas lui aussi une valeur qui anime les Hommes depuis toujours? L'aurait-on oublié? En effet, personne n'a songé a demander à Newton a quoi servait sa théorie de la gravitation. Personne n'est allé frapper à la porte de Darwin en 1859 pour lui demander "Mais dit donc Charles, ça sert à quoi ce que tu nous racontes sur les espèces?". L'époque était encore propice aux valeurs non-productivistes


Et il serait temps de les réhabiliter! 

Osons dire que certains travaux scientifiques ne servent à rien! J'en vois déjà quelques-uns qui sont septiques à l'idée de financer une activité inutile ... et pourtant! Voici par exemple 3 raisons qui justifient la non-utilité de certains travaux scientifiques:

1)- Car un individu n'est pas fait que de matériel et de valeur marchande. La science, au même titre que l'art sert à l'émerveillement humain.

2)- Une découverte, la connaissance en général, ça n'a pas de propriété, ça appartient à tout le monde. De par son immatérialité, la connaissance peut se partager sans se diviser, contrairement aux productions de notre société industrielle.

3)- Plus spécifique à la biologie: L'augmentation de notre compréhension du monde vivant peut être un formidable levier pour une prise de conscience écologique. En effet, à l'instar de l'ethnologue qui en appelle à respecter les autres cultures, l'écologue représente la première marche vers un respect du monde vivant.

Et il en manque d'autres!

N'hésitez pas à laisser dans les commentaires vos raisons qui permettraient de sauvegarder la recherche scientifique, sans en appeler à un but productiviste!


14 commentaires:

  1. Très bon billet qui résume très bien mon opinion sur la recherche fondamentale : inutile mais passionnante. :) Néanmoins, je suis à court d'arguments pour proposer des raisons qui permettraient de la sauvegarder. Peut-être pourrait-on étendre votre raison 3 à toutes les disciplines scientifiques, en mentionnant que les sciences nous ouvre à de nouvelles perspectives et points de vue, et nous permettent aussi d'avoir une conscience plus accrue de notre univers et de notre place dans ce monde (sans pour autant donner une réponse "finale"). Enfin, ce n'est que ma proposition. Pas facile de trouver "l'utilité de l'inutile".

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    1. Je n'ai encore rien lu (me serais-ce utile ?), mais il y a justement un bouquin qui s'appelle « l'utilité de l'inutile » (et qui n'est, je crois, pas si difficile que ça à trouver ;) ).

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  2. pour une aprondissement (je pense que sa existe comme mot) du sujet il y a aussi la video de leo grasset (allias dirty biology) https://www.youtube.com/watch?v=R4wJb2O0dWw

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  3. Je pense qu'il faut garder en tête que la science (ou une recherche scientifique) a aussi des effets indirects, souvent très matériels et donc à l'utilité plus immédiate. Par exemple, la découverte du boson de Higgs a nécessité des progrès majeurs en informatique et traitement de l'information, dans l'ingénierie des aimants (IRM, production d'électricité), et la chimie des matériaux en général. Une recherche, même (et surtout) fondamentale est une chaine dont on peut éventuellement dériver des application a chaque étape. Pour reprendre l'exemple précédent, avancer la chimie des matériaux magnétiques envoie vers des accélérateurs de particules ("inutile" mais "beau") et des microeffecteurs à base d'aimant (technologie utilisable au quotidien) : une personne qui ne voit pas l'utilité d'un projet de recherche ne voit pas les branchements possibles, au delà du but affiché.

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    1. C'est ca qui est bon, et qui fait que la recherche fondamentale vaut d’être payée, chère, et même si elle peu paraitre inutile, elle est fondamentalement utile :)

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    2. En fait, je voulais aller au delà de cette "utilité probable" de la recherche fondamentale. Trop de scientifiques défendent leurs recherches (fondamentales) par des hypothétiques débouchés ... et trop peu osent dire tout simplement que ça sert à savoir... et c'est déjà pas mal.

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  4. J'aime bien.

    Cependant, votre logique implique un sophisme peut être involontaire. En contextualisant, on arrive à supprimer ce sophisme : "la recherche fondamentale est la plupart du temps inutile à l'instant t dans une société où production est synonyme de croissance économique."

    Mais par essence, la recherche fondamentale est utile dans le contexte de l'élargissement du champ de conscience au sens large, i.e. érudition, capacités réflexives, philosophie, éthique... bref, elle est utile dans un contexte Humain.

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    1. Je ne comprends pas de quel sophisme parlez vous ....? Étant donné que j'annonce d'entré de jeu ce que j'entends pas "utilité".
      Je suis d'accord avec vous concernant l'utilité dans "l'élargissement du champ de conscience" ... cependant, loin de moi était l'idée de faire un débat philosophique sur ce qu'est "l'utilité". Pour moi, il y a derrière l'utilité l'idée d'action. Après tout, "utilité" se rapproche de "utiliser". En ce sens, toute recherche ne sera pas "utile" car ne découlant pas nécessairement sur l'action.

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  5. A mon avis, votre troisième argument en faveur de l'inutilité de la recherche fondamentale n'en n'est pas un complètement, puisqu'une prise de conscience de notre environnement est déjà une sorte d'application (du moins un balbutiement), qui pourrait avoir des conséquences politiques, économiques, sociologiques, physico-chimiques, etc. Mais merci pour les deux premiers, car j'avoue qu'étant scientifique moi-même, je m'en demande aussi à quoi peuvent servir des sujets des recherche comme cartographier un champ électrique, ou travailler sur l'axiome de choix de Zermelo (je ne suis même pas assez calé pour me souvenir de titres exacts...)

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    1. Je suis d'accord avec vous que mon troisième argument pourrait avoir des conséquences politiques / économiques / sociologiques, etc ...
      Cependant, ces conséquences ne rentrent pas dans la logiques néo-libérale de production. En ce sens, ces conséquences ne rentrent pas dans le cadre de "l'utilité" que je m'étais fixé dès le début de l'article.

      Votre commentaires rejoint les commentaires précédents, et finalement nous amène tout droit vers un débat de ce qu'est l'utilité .... et là honnêtement, je laisse la place aux philosophes ;)

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  6. On peut également ajouter que les applications de connaissances acquises grâce à la méthode scientifiques ne sont pas toujours évidentes au moment de la publication, mais que cela ne veut pas pour autant dire qu'on en trouvera pas dans l'avenir. A vrai dire je n'ai pas d'exemples en tête ! Donc, ce commentaire fait un peu plouf. Néanmoins je vous recommande "Epistémologie des Sciences de l'Homme" de J. Piaget (qui reste intéressant, même quand on ne s'intéresse pas aux sciences humaines, pour ceux qui s'intéressent à l'épistémologie) dans lequel l'auteur soutient à plusieurs reprises que le chercheur ne doit pas se contraindre en se demandant si sa recherche trouvera une application, et cet argument d'applicabilité éventuelle dans le futur est l'un de ceux que j'ai retenu (le seul à vrai dire, et je n'ai pas le bouquin sous la main pour en chercher d'autres, ni trouver des exemples de recherches n'ayant trouvé d'applications que dans le futur...)
    Evidemment, ici, je ne donne pas d'arguments pour l'inutilité. Mais j'ajoute juste qu'en prenant en compte le temps, l'inutile n'est pas à l'abri de devenir utile !

    Sinon, l'astronomie offre un exemple de secteur de recherche dans lequel beaucoup (pas toutes, mais beaucoup) de recherches ne peuvent se justifier que par une volonté de connaissance et non pas d'applicabilité. Et pourtant, je ne pense pas dire de (trop grosses) bêtises si j'avance naïvement que les financements fourni par l'état dans ce secteurs sont bien supérieurs à ceux dont peut rêver un chercheur en psychologie dont les découvertes pourraient pourtant trouver des applications directes ( réduction de la discrimination, manipulation de masse, psycho-pathologie, sélection de candidats pour un poste, etc.), donc penser que les financements dépendent de l'application de la recherche est peut être souvent vrai, mais pas toujours non plus (encore une fois, c'est un raisonnement naïf : Je ne connais pas les financements qu'on offre à la recherche en astronomie, mais je sais que l'argent n'abonde pas dans les sciences molles - à ce propos, ne trouvez-vous pas qu'une science dont l'objet d'étude est très souvent inexpérimentable, où l'on est très souvent réduit à de simples observations, et est constituée d'innombrables hypothèses irréfutables et en suspension devrait être considéré comme plus molle que certaines sciences humaines ? Je ne dis pas ça pour rabaisser la conception de validité scientifique que se font les gens de l'astronomie (dont les seules rares expérimentations sont justement permises par des financements colossaux, il me semble) mais plutôt pour réhausser celle que se fait la plèbe des sciences humaines. Désolé pour ce détour, cette longue parenthèse).
    Sinon je partage votre combat !

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  7. Super article, merci !
    Je pense aussi qu'en écologie, on fait plus la part belle à la recherche fondamentale qui touche les espèces charismatiques. Connaître les comportements reproducteurs des grands félins ou les vocalises des baleines, ce n'est pas spécialement plus utile que de comprendre le patron de nourrissage des cloportes ou la stratégie d'appariement des campagnols, et c'est pourtant plus "cool" et on en fait des reportages.
    Ah et j'aime beaucoup la comparaison avec l'art !

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  8. Bonne réflexion sur laquelle je reviens régulièrement avec mon ado de fils collégien qui me renvoie l'inutilité de certains de ses apprentissages du fait qu'ils ne servent à rien. Ce à quoi je répond prosaïquement, que
    1/ vu son âge et son absence totale de projection dans le futur, il ne sait pas encore ce qui va lui servir ou pas, (cela reprend ton idée de temps long)
    2/ on ne fait pas les choses uniquement parce qu'elles sont utiles. Et on a beaucoup d'exemples au quotidien : caresser son chat ne sert à rien, sourire à la boulangère, lire un livre : en tout cas ces gestes n'ont pas une fonction utilitariste.
    On fait certaines choses parce que c'est humain, chercher comprendre (et à mon avis on rejoint ici l'art). Comme quand petit il se passionne pour les dinosaures, les requins, la taille des mers et des océans, ça ne sert à rien, c'est juste son kiff.
    Il faut redonner le goût du jeu et du plaisir que l'école détruit consciencieusement.
    J'ajoute également en citant quelqu’un que j'avais entendu ou vu dont le nom m'échappe qui disait à propos de la recherche fondamentale : ce n'est pas en cherchant à améliorer la bougie que l'on a inventé les centrales nucléaires. (ou un truc dans le genre).
    En tout cas bravo pour cet article et pour la chaîne Youtube, j'espère bien pouvoir la partager avec lui (je l'ai déjà appâté avec l'histoire de la pandémie sur wow).

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  9. J'ai appris (dans ma longue vie) que la vie demande le nécessaire ET une part de luxe = inutile.
    J'ai appris que l'argent aujourd'hui pourrit TOUT.
    J'ai appris que les questions, l'émerveillement (et la recherche fondamentale nous en donne généreusement) sont des cadeaux inestimables.

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