21 févr. 2013

Avalanches sur la biosphère, épisode 1 : plier les courbes


illustration de Bim

En juillet 2010, Johan Rockstrom tenait une conférence TED sur le futur du développement de l'espèce humaine et les pressions (ou forçages) que cette dernière impose à l'ensemble de la biosphère. A cette occasion il a dit une phrase qui m'a beaucoup marqué :
"Nous sommes peut être entrés dans la décennie la plus stimulante et excitante de l'histoire de l'humanité sur la planète, la décennie pendant laquelle nous devons faire plier les courbes."
("We may have entered the most challenging and exciting decade in the history of humanity on the planet, the decade when we have to bend the curves.")

 
La conférence de Johan Rockstrom sur TED.com

Il parlait bien sûr des courbes décrivant les fameux forçages que nous imposons à la biosphère dans son ensemble : l'espèce humaine contrôle a peu près 30% de la production totale de matière organique sur Terre grâce a la transformation de 43% des terres émergées en systèmes agricoles et à la manipulation des cycles des nutriments (en grande partie par le procédé Haber-Bosch, qui permet de fixer l'azote atmosphérique -en général pour en faire des engrais ou de la TNT-).

L'impact de l'homme sur la biosphère.

L'agriculture ou l'industrialisation post-victorienne ont changés de nombreuses variables comme la concentration en CO2 ou le rythme d'extinction des espèces, qui sont très loin de leur valeurs du néolithique. Comme ce sont des variables à l'échelle mondiale, les géologues ont décidés qu'il était temps de nommer une ère géologique particulière aux conditions dans lesquelles nous vivons : c'est l'Anthropocène, une époque définit par une espèce qui domine les flux globaux de matière et d'énergie (ouééé c'est nous ça).
On peut représenter ces variables au cours du temps, et effectivement ça grimpe sec à partir des années 50.

sources : la conférence de Johan Rockstrom et [1]. Taille réelle.

L'extinction des espèces, la fragmentation des milieux naturels et la concentration atmosphérique du protoxyde d'azote (issu principalement des engrais) augmentent exponentiellement depuis les 60 dernières années. En constatant cela, Johan Rockstrom et ses collaborateurs ont tentés de définir des frontières "a ne pas dépasser" dans un article paru en 2009 dans Nature [1], qu'il s'agisse de pollution des océans, d'acidification des océans, ou de perte de biodiversité.. on est déja loin de la limite en ce qui concerne ce dernier point (image en bas à droite).
Ce sont ces courbes là que Johan Rockstrom propose de "plier" dans la décennie qui vient pour éviter un changement brutal à l'échelle planétaire, en essayant de baisser suffisament la tête pour ne pas toucher les frontières fatidiques présentées plus haut.
Mais... attendez une minute. Pourquoi ne pas toucher les frontières ? Après tout, on a déjà largement piétiné le seuil "limite" d'extinctions d'espèces proposé par Rockstrom, et rien n'a changé... si ça se trouve, ce ne sont que des construits mentaux destinés à faire réagir les gens, une sorte de petit drapeau pour faire peur, non ?

En fait, non. Ces seuils ont vraiment un sens et ils représentent ce qu'on pourrait traduire intuitivement par des "points de bascule". A l'instar de l'eau liquide qui va se cristalliser brusquement sous l'effet d'une impureté [3] ou d'un trafic fluide qui va se transformer en bouchon à une densité critique de voitures, les écosystèmes peuvent eux aussi basculer d'un état à l'autre de façon brusque. Les détails de ces transitions brutales dans les écosystèmes sera d'ailleurs l'objet de l'épisode n°2 de cette série d'articles !

Des systèmes soumis à une force extérieure (gravité, température, pression humaine) peuvent basculer très brusquement si on dépasse un certain seuil. Comme une falaise par exemple.

En juin 2012, une collaboration de 22 chercheurs a publié un article [2] pour démontrer que de tels points de bascule pouvaient exister à l'échelle de la biosphère. Comme ils le disent eux même, "la plausibilité d'une transition d'état à l'échelle planétaire semble élevée, même si des incertitudes considérables persistent à propos de son inéluctabilité, et si c'est le cas, sur sa proximité dans le futur".
"the plausibility of a future planetary state shift seems high, even though considerable uncertainty remains about whether it is inevitable and, if so, how far in the future it may be"
Oui, vous avez bien lu : le "système terre" en entier pourrait bien basculer de l'état actuel vers un état inconnu si certains des variables dont nous avons parlé plus haut dépassent vraiment les bornes des limites. Cette dynamique catastrophique est modélisée par la théorie mathématique des catastrophes de René Thom, et Salvador Dali lui a d'ailleurs rendu hommage dans sa dernière oeuvre, La queue d'aronde.
 
Mais on s'éloigne du sujet là.

On utilise ce type de modèles pour comprendre comment se passe une transition catastrophique. L'état de la biosphère est sur l'axe vertical -simplifions : en haut c'est bien, en bas c'est pas top- et une variable de forçage sur l'axe horizontal :la démographie humaine, le changement climatique, l'érosion des sols.


source : [2]

Sur leur graphique, la relation entre la pression de l'homme (horizontale) et la réponse de la biosphère (verticale) était plus ou moins linéaire entre 1700 et 2045.
Mais en 2045 (date soumise a beaucoup d'incertitudes, d'où les points d'interrogation), une cassure se fait et le système Terre tombe dans un gouffre. Problème : pour sortir du gouffre, il faut emprunter un chemin différent de celui qu'on a pris pour venir - les pointillés-, et c'est très difficile. Autrement dit c'est un point de bascule sans retour, ou avec retour très lent. Ça ressemble étrangement à un puits gravitationnel : il est très facile de glisser au fond du puits, mais difficile d'en ressortir.

Les arguments de Barnosky et ses collaborateurs sont les suivants :
- toutes les transitions brusques du passé sur lesquelles on a des données ont suivis la même mécanique : des changements dans la conformation physique des écosystèmes (30% de la planète sous la glace lors de la dernière transition glaciaire-interglaciaire), une modification du climat et de la chimie de l'atmosphère par exemple via l'apparition d'une espèce dominante qui modifie les cycles physico-chimiques (Cyanobactéries, créant l'atmophère a base d'oxygène il y a 2.4 milliards d'années).
- actuellement de nombreuses conditions sont remplies, et certaines sont même dépassées :  le rythme d'extinction des espèces, le cycle biogéochimique du nitrate et le changement du climat sont au dessus des frontières proposées par Rockstrom et al. 2009 et sont plus rapides que lors des transitions majeures précédentes.
- si les conditions qui étaient nécessaire à une transition catastrophique sont les mêmes aujourd'hui, alors il se pourrait qu'un changement de régime se produise effectivement lorsque certains forçages seront allés trop loin.

 Mais pourquoi plier les courbes dans cette décennie particulièrement ? 
C'est une question d'inertie. Comme le rappelle Hans Rosling dans sa conférence "Religions and babies" (à voir absolument), la démographie humaine est un système qui réagit lentement : en fait, la population totale peut continuer à augmenter même une fois que la natalité a baissé, par un effet de "remplissage" des classes d'âges.
De la même façon, le changement de pratiques agricoles vers des systèmes à la fois plus productifs et moins intensifs, le ralentissement du cycle du nitrate ou la protection de la biodiversité sont des tâches longues à mettre en place, la plupart exigeant des changements de paradigme.
Il faut donc commencer dans cette décennie pour espérer avoir des résultats d'ici 2050.

A retenir donc :
Les écosystèmes sont des entités qui peuvent réagir non-linéairement et changer d'état de façon catastrophique.
La biosphère est un système complexe qui pourrait bien subir une transition de cette ordre, sous la pression des incroyables forçages humains sur celle-ci. On retrouve ici un peu l'idée de l'Hypothèse Gaïa de Lovelock et bien avant lui, de James Hutton.

Au fait, comment se passe vraiment une transition ? A quoi est-elle due ? Y-a-t-il des moyens de les prévoir, de les détecter ? Que dit la théorie ? Tout ceci est pour le prochain épisode, où nous verrons les rapports entre les avalanches qu'il y a dans la savane, sur les tas de sable et dans votre filtre à café. [4]


Pour en savoir plus :
[1] Rockström, J., Steffen, W., & Noone, K. (2009). A safe operating space for humanity. Nature, 461(September).

[2] Barnosky, A. D., Hadly, E. a, Bascompte, J., Berlow, E. L., Brown, J. H., Fortelius, M., Getz, W. M., et al. (2012). Approaching a state shift in Earth’s biosphere. Nature, 486(7401), 52–8.

[3] Pour tout savoir sur les flocons de neige, lisez l'article de taupo sur son blog SSAFT ! Pour de superbes flocons de neige, regardez ceux d'Andrew Osokin et de ChaoticMind75  (merci à taupo pour les liens !)

[4] Je vois bien que vous êtes au taquet, vous bavez d'impatience non-contenue, alors lisez la série de Xochipilli sur la criticalité auto-organisée, ep. 1 , ep. 2 et ep. 3, ça fera un bon échauffement ;)

3 commentaires:

  1. Les deux conférences TED sont vraiment extra. (Et ton article n'est vraiment pas mal non plus, comme d'hab !)

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  2. Merci Matt ! Ce n'est qu'une introduction, la suite devrait être un peu plus orientée physique et théorie, mais plus stimulante intellectuellement aussi.
    Tout récemment, un article de TREE s'est montré plutôt sceptique sur l'existence de tels seuils à l'échelle de la biosphère : http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0169534713000335

    A suiiiivre.

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  3. Encore un autre article de TREE sur le même sujet, ça enchaine ;) http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0169534712002170

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