16 mars 2015

Laborit et ses rats



Si un organisme subit une agression, il a seulement que 3 options qui s'offrent à lui: Soit se révolter, soit ne rien faire (et donc subir l'agression), soit fuir. Pour Henri Laborit (1914-1995), le seul choix raisonnable c'est la fuite!

C'est dans son célèbre essai l'Éloge de la fuite que Laborit nous expose ce que l'on pourrait appeler sa théorie unifiée de l'Homme dans son ensemble.  Loin de moi l'idée de résumer la pensée de Laborit, je vais plutôt parler ici d'une petite expérience qui introduit son livre et qui implique des rats et des chocs électriques!





Henri Laborit est un médecin chirurgien, mais aussi neurologiste et philosophe, à qui nous devons entre autres la mise au point du premier neuroleptique au monde en 1951. Cependant, nous allons ici nous intéresser à l'une des expériences qu'il a menées durant sa carrière dont le but était d'étudier la réponse au stress chez le rat. 

Sans plus tarder, voici les grandes lignes de son expérience:

Prenons un rat et mettons-le dans une chambre à deux compartiments. Faisons subir au rat un choc électrique plantaire (ça doit faire mal!), précédé de quelque secondes par un signal lumineux et sonore, tout en laissant la possibilité au rat de fuir dans le compartiment d'à côté. Que se passe t-il? On remarque sans surprise que le rat ne se fait pas prier pour se réfugier dans le compartiment d'à côté (qui n'est pas électrifié). Ouep ... ça c'est de la Science 2.0!


"Conclusion de l'expérience: les rats n'aiment pas l’électricité ...  that's science!"

Mais que se passe-t-il si nous fermons la porte entre les deux compartiments? Le rat subit le choc électrique bien évidemment, mais ne peut fuir dans le deuxième compartiment. Il va alors se figer, ce que Laborit appelle un comportement d'inhibition motrice. Rendons maintenant l'expérience régulière à hauteur de 7 minutes par jour pendant une semaine. Nous constaterons que l'animal fait de l'hypertension artérielle, et même pire, est ulcéreux! Cela ne s'arrête pas là, si nous prenons sa tension jusqu'à un mois après la fin de l'expérience, on constatera que l'animal est toujours en hypertension! Laborit parle d'une somatisation du corps, causée par le stress.

Vous pourriez dire que la cause de la somatisation n'est pas le stress, mais le choc électrique lui-même. Et pourtant ce n'est pas le cas. En effet, Laborit va plus loin: si après chaque séance l'animal est soumis à un choc électrique convulsivant, qui empêche l'établissement de la mémoire à long terme, alors il n'y aura pas d'hypertension artérielle. L'inhibition de la mémoire empêche la somatisation. La mémoire est nécessaire à la somatisation car c'est elle qui mémorise l'inefficacité de l'action face au stimulus.

Pour le dire autrement, c'est la mémoire qui dit au rat qu'il ne peut rien pour éviter le choc, et c'est cela qui crée la somatisation.




Attendez! C'est là que ça devient intéressant (enfin, pas si on est un rat)!

Si maintenant on met 2 rats dans la boite, et qu'on recommence l'expérience des chocs électriques, que se passe-t-il? Dans ce cas là, les rats se mettent à se battre lorsqu'ils reçoivent les chocs. Et le résultat est saisissant: aucune hypertension artérielle n’est mesurée, même pendant une semaine d'expérience ou après! Laborit nous dit ici que les rats ont chacun extériorisé leur agressivité par une action sur l'autre. Et cela a empêché la somatisation. Notez en plus que le combat ne permet pas d'éviter les chocs électriques.

Résumons donc l'expérience:

Soumis à un choc électrique, le rat a seulement 3 choix:

- Soit il fuit.

- Soit il extériorise son agressivité (par l'action sur autrui), même si cela ne permet pas d'éviter le choc.

- Soit il somatise s'il n'a pas d'autres choix.

Pour Laborit la messe est dite. Face à une agression, les individus pensent d'abord à fuir; et s'ils ne le peuvent pas, ils déversent leur agressivité sur autrui.

Voyez-vous à quel point cette découverte peut servir de grille de lecture à la psyché humaine? En tout cas pour Laborit, cela ne fait aucun doute. L'être humain, cet animal énigmatique, peut être décodé si tant est que l'on veuille bien le soumettre à la "froideur" de l'analyse comportementaliste. Et tout y passe, l'Amour, l'Enfance, la Liberté, la Mort, le Bonheur, mais aussi la Politique, la Société et la Foi! C'est avec une grande clarté que Laborit nous expose dans l'Éloge de la fuite ce que l'on pourrait appeler une théorie unifiée de l'Homme.

Au premier abord, ce livre peut nous sembler profondément antihumaniste, surtout lorsque Laborit s'évertue à détruire notre conception idéaliste de l'Amour en le décrivant comme étant le sentiment le plus narcissique qui soit. Je vous passe aussi sa description de l'amour parental... (lecture à déconseiller aux parents!).




Cependant, il y apparait peu à peu un espoir en l'Homme. En effet, pour Laborit le seul choix raisonnable face à une agression c'est la fuite:




Contrairement aux animaux, Laborit voit en l'Homme une formidable capacité de fuite qu'il définit comme étant tout simplement l'imaginaire. L'Homme stressé peut fuir comme un animal (en prenant ses jambes à son cou), mais peut aussi fuir dans un autre monde ... un monde imaginaire.

Après tout, pourquoi aimons-nous autant lire des livres, regarder des films ou écouter de la musique?


Sources:

- L'Éloge de la fuite. Henri Laborit. Edition Robert Laffont, SA., Paris, 1976.

Ici un site internet dédié à Laborit et son œuvre. 

- Une interview en 2 parties de Laborit résumant brièvement ses idées (14min en tout):
             - 1ère partie
             - 2ème partie 

- Un extrait du film Mon Oncle d'Amérique (1980) ICI avec des images de l'expérience (et des images un peu WTF).





3 commentaires:

  1. Haaa, Laborit, je comptais bientôt en parler sur mon blog à cause des 3 réflexes que l'on appelle les Etats d'Urgence de l'Instinct (to fight, to flee, to freeze), et qui aide à comprendre nos réflexes de survie. Réflexes que l'on a gardé dans notre façon de communiquer !
    Petite question, que penses-tu des critiques qui ont été faites envers Laborit sur le caractère peu scientifique de certains de ses travaux (je n'ai pas lu l'entièreté de son oeuvre, et j'ai vu Mon oncle d'Amérique) ? D'une certaine manière, Damasio reprend lui aussi cette théorie des 3 réflexes.

    En tout cas je partage ton article :)

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    1. Merci pour ton commentaire ;)
      Alors je t'avoue que je n'ai lu de Laborit que l'Éloge de la fuite (qui résume particulièrement bien ses idées), et vu quelque vidéos sur YouTube ...
      Concernant le caractère non-scientifique des théories de Laborit, je ne savais pas qu'on lui avait fait de telles attaques. J'imagine que c'est le point commun de nombreuses théories qui font appellent à l'inconscient. Popper ne considérait pas la théorie Freudienne comme scientifique par exemple. Au delà de ça, ce n'est à mon avis pas grave. Le caractère scientifique d'une pensée n'est pas nécessaire pour qu'elle suscite de nombreuses interrogations.

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    2. Ce qui a souvent été reproché à Laborit c'était surtout l'analogie qu'il réalise de façon directe entre le comportement animal et le comportement humain, approche jugée par certains trop "froide" (comme dit dans l'article) et trop peu complexe dans le sens ou l'être humain se veut caractérisé par d'autres critères qui condionnent son comportement. C'est d'ailleurs l'une des interprétations possibles de Mon oncle d'Amérique qui certes, créé un parallèle entre la vie des protagonistes et les théories de Laborit, mais ajoute également la dimension du cinéma/de la culture comme critère de conditionnement du comportement humain. (cf. B.Stiegler sur les rétentions tertiaires.)

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